Pourquoi l’aide massive de l’État, d’où vient l’argent et qui payera la facture?

Écrit par sur 30 avril 2020

C’était un coup de tonnerre dans un ciel serein. L’économie canadienne affichait une bonne santé, le taux de chômage était historiquement bas et certaines provinces, comme le Québec, nageaient dans de généreux surplus. Puis, est arrivée brusquement la pandémie du coronavirus qui a vite fait de gripper la machine économique.

La présente récession a ceci de particulier qu’elle a été quelque peu provoquée par les gouvernements qui ont ordonné la fermeture des entreprises, des écoles, des magasins et d’autres lieux publics pour atténuer la propagation du coronavirus. Elle est donc différente des récessions de 1981-1982 et 1990-1991, résultats d’une hausse des taux d’intérêt, et de celle de 2008-2009, produit des dérives de la finance mondiale.

Nous sommes, pour ainsi dire, dans une récession volontaire, donc relativement maîtrisée, qui devait être naturellement assortie d’une injection conséquente de fonds publics (plus de 200 milliards de dollars d’Ottawa) pour, comme l’explique l’économiste Pierre Fortin, maintenir en vie les entreprises et préserver le lien d’emploi. La finalité étant de faciliter la reprise économique à venir.

Professeur émérite de sciences économiques à l’UQAM et ancien conseiller économique de René Lévesque, M. Fortin est d’avis que, face aux grands maux, il faut utiliser les grands remèdes. D’autant plus, précise-t-il, que nos gouvernements, qui arborent d’excellentes cotes de crédit, bénéficient actuellement de taux d’intérêt très faibles sur les marchés d’emprunt.

Cette situation favorable permet aux autorités d’avoir accès à des fonds considérables, dont le remboursement ne devrait pas constituer un fardeau pour l’économie canadienne, à sa reprise. Mais, soutient l’économiste, la relance de la machine économique est grandement tributaire du déroulement du déconfinement.

L’économiste Pierre Fortin dans nos studios

Photo : Radio-Canada / Pascal Michaud

Le gouvernement canadien ainsi que les provinces ont mobilisé des centaines de milliards de dollars pour soutenir l’économie en ces temps de crise. Pourquoi une telle intervention massive de l’État était-elle nécessaire?

L’ampleur de l’intervention fédérale et provinciale est cohérente par rapport à l’ampleur de la récession. On n’a jamais vu, depuis la Grande Dépression des années 1930, une plongée aussi importante, aussi rapide de l’économie en récession.

Par conséquent, ça exigeait une intervention massive de centaines de milliards de dollars pour réaliser une reprise de l’économie qui, si le déconfinement se passe bien, pourrait se produire au deuxième semestre.

Il y a des gens qui critiquent [ce genre d’intervention], mais ils ne savent pas de quoi ils parlent. Si on n’avait pas eu cette intervention, ce ne serait pas un taux de chômage de 10 % à 15 % qu’on aurait au deuxième trimestre de cette année, mais de 25 % à 30 %.

Le choix qu’on a, ce n’est pas entre le bien et le mal. C’est entre le mal et pire encore.

À mon avis, pour sauver [les gens] des incidences de la maladie, pour sauver des vies, il était absolument essentiel qu’on aille de l’avant avec ces interventions massives.

Les fonds injectés par le gouvernement fédéral dans l’économie sont sans commune mesure.

Photo : La Presse canadienne / Justin Tang

Comment le gouvernement fédéral arrivera-t-il à rembourser tout cet argent? On craint naturellement un énorme déficit. Doit-on s’attendre à une hausse des impôts?

La réponse qui va vous surprendre et qui n’est pas encore reconnue par la plupart des milieux financiers et des médias, c’est que, premièrement, ça ne coûtera pas cher au gouvernement fédéral et, deuxièmement, il n’est pas du tout nécessaire de rembourser cet argent-là (exception faite des intérêts sur sa dette).

En plus de ça, il ne sera pas nécessaire d’augmenter les impôts ou de réduire les dépenses, donc de nous faire entrer dans une période d’austérité comme on en a connu par exemple au Québec, de 2014 à 2016.

Ça ne coûtera pas cher, on n’a pas besoin de rembourser l’argent et on n’aura pas besoin d’augmenter les impôts ou de réduire les dépenses.

Pourquoi ça? Eh bien, parce que, contrairement à il y a 30 ou 40 ans, alors qu’on avait des taux d’intérêt pour les emprunts à longue échéance, mettons de 10 à 30 ans, de 10 % à 15 % – ça a même touché 20 % à un moment donné -, aujourd’hui, les taux d’intérêt sont de 1 % ou 2 %. Aussi, emprunter, pour les gouvernements fédéral et provinciaux (surtout l’Ontario et le Québec), ça ne coûte pas cher.

Et ce n’est pas seulement un phénomène passager. Cela fait 20 ans que les taux d’intérêt ont diminué presque au plancher et les marchés financiers s’attendent à ce que ces taux d’intérêt très bas se maintiennent encore pendant 10 à 20 ans.

Si le gouvernement fédéral, par exemple pour faire un chiffre rond, emprunte 200 milliards de dollars pour aider l’économie, les particuliers et les entreprises dans les circonstances actuelles, ces 200 milliards-là vont coûter au gouvernement fédéral pas plus de 2 à 4 milliards par année (à 1 % ou 2 % d’intérêt). Alors qu’on sait qu’en temps normal, quand l’économie reprend du poil de la bête et revient en situation normale, les revenus fédéraux augmentent de 14 à 15 milliards de dollars par année.

Par conséquent, un montant de 2 à 4 milliards, qui seraient les intérêts à payer sur les emprunts de 200 milliards, c’est tout simplement une petite fraction de la totalité des hausses annuelles des revenus qui entrent dans les coffres fédéraux.

Donc, il ne faut pas s’inquiéter de la capacité du gouvernement fédéral de financer à faible coût cette augmentation du déficit, qui sera évidemment temporaire.

D’autant plus que le Canada est un des rares pays qui a la cote [de crédit] la plus élevée sur le plan financier au niveau international. Le poids de la dette fédérale dans le revenu intérieur canadien est parmi les plus faibles au monde.

D’où vient cet argent, cette orgie de milliards de dollars?

À l’heure actuelle, les marchés internationaux sont inondés d’argent à prêter. Ça vient de partout, ça vient de pays pétroliers, de pays exportateurs, les vrais, pas comme l’Alberta, ceux qui peuvent avoir un prix très élevé pour le baril de pétrole. Ça vient aussi de certains pays émergents qui sont en bonne posture. Ils ne sont pas nombreux, mais il y en a.

Il y a donc des fonds qui sont à prêter, et ces fonds-là sont à la recherche pas de n’importe quels emprunteurs, mais des meilleurs. Ceux qui peuvent les assurer du plus faible risque possible pour leurs fonds. Des emprunteurs qui ne feront pas faillite et qui peuvent leur fournir le plus bas risque possible.

Par exemple, le gouvernement fédéral américain, le gouvernement fédéral canadien et le gouvernement allemand sont parmi les emprunteurs qui sont les plus sécuritaires du monde et, par conséquent, c’est de là que vont venir les fonds qui sont à prêter. Il n’y a pas de crainte à avoir là-dessus.

Certains travailleurs de la construction, comme ceux-ci, à Terrebonne, ont déjà repris leurs activités, puisque Québec a autorisé la réouverture des chantiers des habitations résidentielles devant être livrées au plus tard le 31 juillet.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Jusqu’où pourrait aller le gouvernement fédéral dans cette injection de fonds?

Il va falloir s’attendre qu’en plus de l’intervention gouvernementale déjà annoncée (les 200 ou 225 milliards du fédéral et, par exemple, au niveau québécois, les 10 à 15 milliards), il y ait d’autres mesures par la suite pour soutenir certaines industries qui sont très durement frappées, comme l’industrie du tourisme, l’industrie du spectacle, l’aéronautique, le transport aérien, etc.

Ce sont des secteurs industriels particulièrement touchés qui vont sans doute avoir besoin d’un soutien particulier de la part des gouvernements, qui va s’ajouter au soutien qui existe déjà dans les circonstances actuelles du printemps pour combattre la première vague du virus.

Peut-on espérer une reprise économique à court terme?

On peut l’espérer. Le rythme auquel ça va revenir est très incertain, parce que ça va dépendre de notre capacité de déconfiner nos gens, nos entreprises, nos écoles, nos travailleurs et d’éviter qu’on ait une deuxième vague de l’épidémie à l’automne.

Si on est capables de faire ça, il y a lieu d’espérer qu’on aura une reprise qui viendra peu à peu dans la deuxième moitié de 2020 et surtout en 2021. Par contre, si on manque notre coup, et qu’on a une nouvelle vague, là, on va être en sérieuse difficulté.

La principale récession depuis 100 ans, c’est celle qui a eu lieu dans les années 1930. C’est une récession qui a duré quatre ans, qui a vu le PIB canadien baisser de 27 % et ça a pris jusqu’au début des années 1940 avant qu’on n’ait une reprise complète.

J’espère, je prie Dieu tous les jours pour que ça ne soit pas ça. De là l’importance de s’assurer que les gens vont être capables de déconfiner de façon adroite, tout en évitant qu’on ait une reprise de l’épidémie cet automne.

Le transport aérien est durement touché par la crise du coronavirus.

Photo : Radio-Canada / Martin Labbé

La reprise économique dépend aussi de la relance de la consommation. Or, la crainte d’une nouvelle vague pourrait refroidir les ardeurs des consommateurs.

C’est surtout une deuxième vague de l’épidémie qui pourrait ralentir la consommation. Et c’est loin d’être seulement la consommation qui compte. L’investissement des entreprises joue un rôle capital et il faut espérer que ça va revenir.

Si la consommation et l’investissement devaient encore être mis sur pause à l’automne, le taux de chômage au Canada, plutôt que de redescendre, pourrait monter autour de 15 %.

On resterait pris dans des sables mouvants autour de 15 % pour encore quelque mois ou même quelques trimestres, et là, on serait en difficulté.

Il faut tout simplement espérer que cette reprise économique va être en vigueur et que le déconfinement va réussir. C’est dans ce panier-là qu’on met tous nos œufs à l’heure actuelle.

La chute du prix du pétrole pourrait nuire à l’Alberta et par, ricochet, à l’économie canadienne. C’est aussi un scénario à prendre en considération?

Oui. En plus des industries particulières qui vont être encore en difficulté au deuxième semestre, comme je l’ai mentionné précédemment, il y a également l’industrie pétrolière mondiale qui risque d’avoir des retards.

Il y a aussi le fait que les marchés financiers internationaux commencent à être très sceptiques quant à la capacité du pétrole albertain d’être vendu internationalement à des prix du baril de pétrole aussi bas. En plus de la contradiction avec les ambitions de combat contre les gaz à effet de serre qui sont mondiales à l’heure actuelle.

En plus de ça, un autre facteur peut jouer contre la reprise économique au Canada : c’est le retard de reprise de l’économie américaine.

Vous savez que l’épidémie sape l’économie américaine plus sévèrement que l’économie canadienne et, évidemment, comme 20 % de la production canadienne est exportée aux États-Unis, s’il y a un retard de reprise dans ce pays, le gouvernement canadien lui-même ne pourra pas faire grand-chose pour l’éviter et empêcher la reprise des exportations canadiennes d’aller aussi vite qu’on le désirait.

La reprise [économique] américaine est un autre facteur qu’il faut prendre en considération pour déterminer le rythme auquel la reprise canadienne va se faire.

Les centres commerciaux ont été fermés dans la foulée de l’épidémie du coronavirus.

Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes

Certains économistes craignent que l’inflation reparte à la hausse à moyen terme. C’est une crainte que vous partagez?

Non, ce n’est pas une crainte que je partage, que l’inflation reprenne. Avec un taux de chômage qui dépasse 10 %, on n’a jamais vu depuis 200 ans l’inflation reprendre. Je pense que les gens qui craignent une inflation ne savent pas de quoi ils parlent.

S’il y a des goulots d’étranglement dans certains secteurs, peut-être qu’on verra les prix y grimper un peu plus vite.

Peut-être que la reprise de la demande de pétrole va être là-dedans, mais ce sera très surprenant qu’une conflagration générale attise l’inflation pour l’ensemble de l’économie.

À vous entendre, on est tenté de conclure que ça devrait plutôt bien aller, économiquement parlant…

Ça n’ira pas nécessairement bien. Le fait qu’il n’y ait pas d’inflation, c’est très positif, bien sûr, mais le fait que le chômage atteigne de 10 % à 15 % et y colle, c’est très mauvais pour l’économie.

On espère que le déconfinement va progresser de façon normale et ne provoquera pas une deuxième vague d’épidémie. Si c’est le cas, oui, le taux de chômage va baisser en bas de 15 % et de 10 %, peu à peu, d’ici la fin de l’année et pendant l’année 2021.

Mais on ne sait pas du tout si ça va être le cas. On ne sait pas encore si le déconfinement va être un succès ou un échec. Dans la mesure où c’est un échec, je suis aussi pessimiste que les autres que l’économie ne reprendra pas.

Tout cela dépend justement de notre capacité de bien s’assurer que l’économie reprenne sans deuxième vague du virus.

Si ça marche bien, on n’aura pas d’inflation et le chômage va baisser peu à peu, mais si ça ne marche pas, l’économie va mal aller, on n’aura pas l’inflation, bien sûr, et le chômage lui non plus ne baissera pas.


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