Le Québec champion des coquilles vides dans la construction

Écrit par sur 28 janvier 2020

La compagnie Habitations Trigone construit actuellement plus de 1400 unités de logements sur un terrain de Brossard, situé à deux pas d’une station du futur REM.

Même si le projet est toujours en construction, plusieurs acheteurs ont déjà emménagé dans leur condo.

Sur une pancarte, on peut lire : un projet signé Trigone. Mais ce que l’affiche ne dit pas, c’est que le vendeur n’est pas Trigone. C’est une société appelée Eco-Quartier de la Gare représentée par la compagnie 9358-5164 Québec inc., comme on peut le lire sur les actes notariés que La facture a consultés.

Bien que leur adresse nous conduise directement au siège social de Trigone, le nom Trigone n’apparaît sur aucun des actes notariés que nous avons relevés.

Pierre-G. Champagne, avocat spécialisé en droit de la construction, n’est pas surpris par cette structure d’affaires.

Les consommateurs ne s’en rendent pas compte. Ils pensent contracter avec la compagnie qu’ils connaissent, mais en réalité, la plupart du temps, ils contractent avec la compagnie numérique qui est vidée à la fin du projet.

Pierre-G. Champagne, avocat spécialisé en droit immobilier

Photo : Radio-Canada

C’est ce qu’on appelle le phénomène des coquilles vides, ces compagnies créées par une maison-mère dans le but de développer un seul projet domiciliaire et qui sont vidées de leur contenu une fois le projet terminé.

Dans un jugement rendu en faveur de six acheteurs des condos Les Îlots du Havre, on découvre l’impact pour les consommateurs d’une telle structure.

Cet édifice a été construit par une compagnie à numéro créée par les deux fondateurs des Habitations Trigone.

Malgré un jugement ordonnant à la compagnie 9205-0871 Québec inc. qu’elle leur remette les 197 000 $ qu’ils réclamaient, les propriétaires n’ont jamais rien reçu de l’entreprise.

Denise Lebel, propriétaire d’un condo aux Îlots du Havre

Photo : Radio-Canada / François Dallaire

Dans un autre jugement en lien avec cette réclamation, le juge écrit : La cruelle réalité est que […] 9205 a cessé ses activités et n’est pas solvable aujourd’hui. Elle est à toute fin pratique une coquille vide.

Un grand bâtisseur qui ne construit rien

En dépit des apparences, et de la croyance des acheteurs, Habitations Trigone n’est pas un bâtisseur, nous explique son président, Patrice St-Pierre.

Personnellement, on ne construit rien. Nous sommes un entrepreneur général qui donne tout en sous-traitance à des entrepreneurs spécialisés. Donc, on ne construit pas. On fait construire et on supervise.

Pour Patrice St-Pierre, Habitations Trigone est simplement une marque de commerce que lui et son associé, Serge Rouillard, ont développée au cours des années.

Habitations Trigone est une marque de commerce qu’on promouvoit (sic). Ça me prend un terrain? Habitations Trigone n’a pas de terrain. Ça me prend une licence de la Régie du bâtiment, un plan de couverture de garantie obligatoire? Habitations Trigone n’a pas ça.

Patrice St-Pierre, président, Habitations Trigone

Photo : Radio-Canada

Si pour M. St-Pierre, le nom des Habitations Trigone n’est qu’une simple marque de commerce, ce n’est pas le cas pour les consommateurs.

Mais que disent les vendeurs à ce propos? Pour le savoir, nous nous sommes rendus avec une caméra cachée au bureau des ventes que Trigone possède sur les terrains de l’Éco-quartier de la gare à Brossard.

D’emblée, l’hôtesse nous déclare que le constructeur, ce sont les Habitations Trigone.

– Ça, c’est le nom du projet. Mais le bâtisseur, c’est les Habitations Trigone. Chaque projet a un nom. Ici, c’est Éco-quartier de la Gare. Ils ont tous des noms différents.

– Mais ça appartient à qui, ces noms-là?

– À Trigone… Bien sûr.

Le nom du promoteur, une compagnie à numéro créée par les fondateurs de Trigone, n’apparaît qu’une seule fois sur les plans de construction. Et il ne faut pas compter sur l’hôtesse pour le découvrir.

Dans une déclaration assermentée, Serge Rouillard, l’autre fondateur de Trigone, admet que chacun de (leurs) projets de construction fait l’objet d’une société distincte.

On peut les comprendre, dit Me Champagne, qui rappelle que la procédure est légale. En matière de construction, l’entrepreneur peut se retrouver avec une réclamation qui va être dix fois le montant [du projet] pour réparer les vices cachés. La responsabilité de l’entrepreneur peut être énorme. Mais de là à incorporer une compagnie par projet, ça crée une inégalité entre les parties.

Comme nous l’avons découvert à l’aide d’un logiciel de recherche, Trigone est aujourd’hui au centre d’une constellation de compagnies.

Ça a un impact sérieux. Après une certaine période, le consommateur va découvrir des vices cachés. Là, à ce moment-là, la Québec inc. est vidée de son contenu. C’est une coquille vide et le consommateur se retrouve sans recours.

Les Lofts Chevrier

Lorsque Lucie Croteau achète en 2010 son condo de Brossard, elle est inquiète, car l’immeuble du complexe les Lofts Chevrier, n’est pas encore construit.

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Lucie Croteau, propriétaire d’un condo aux Lofts Chevrier

Photo : Radio-Canada / Francois Dallaire

Mme Croteau a eu raison de lui faire confiance, puisque l’immeuble a été construit.

Mais quelques années plus tard, ses voisins découvrent de graves infiltrations d’eau derrière le revêtement acrylique.

Les infiltrations d’eau ont causé des dommages importants aux Lofts Chevrier.

Photo : Radio-Canada

Le revêtement doit être enlevé et refait entièrement. Pour quatre immeubles, le coût des travaux s’élève à plus d’un million de dollars.

Les travaux de correction pour les quatre immeubles ont coûté plus d’un million de dollars.

Photo : Radio-Canada

Comme la garantie pour maisons neuves ne s’applique pas, les propriétaires intentent une poursuite contre les Habitations Trigone. La réponse de Trigone a fait sursauter les copropriétaires, dont Lucie Croteau.

Trigone a dit : ”c’est pas nous. C’est pas nous qui a fait ça. Nous, on est 92 tel numéro là”.

Mme Croteau a effectivement signé son contrat d’achat avec la compagnie 9201-0776 Québec inc.

Même si les deux fondateurs de Trigone sont derrière cette compagnie, Habitations Trigone n’a aucun lien avec l’édifice à condos de Mme Croteau.

J’ai vu que c’était un numéro, mais j’ai dit, bah, c’est le numéro de la compagnie Trigone, a conclu Lucie Croteau lorsqu’elle vu le nom qui apparaissait sur la promesse d’achat.

Les grands entrepreneurs, on n’a pas à les nommer, beaucoup d’entre eux vont utiliser dans leurs publicités leurs noms, le nom de la compagnie mère, explique Pierre Champagne. Mais pour le projet en question, vous allez voir en petits caractères dans l’annonce, dans le pamphlet, dans l’offre d’achat, ça va être la compagnie à numéro.

Ne serait-il pas plus honnête de le dire clairement, que ce n’est pas Trigone qui va signer, mais une autre compagnie?, avons-nous demandé à Patrice St-Pierre. Voici ce qu’il nous a répondu. Je pense que c’est ce qu’on fait! On fait exactement ça. On l’écrit! Bien plus que de le dire, on l’écrit. J’espère que les consommateurs lisent leurs documents.

Pierre-G. Champagne dénonce cette façon de traiter avec les consommateurs.

Sur le plan juridique, c’est vrai. Sur le plan moral et, je vous dirais, sur le plan financier économique, ce n’est pas responsable.

Protégés par le voile corporatif

En créant une compagnie pour chaque projet, Trigone se trouve aussi à être protégé par le voile corporatif. Ce voile fait la distinction entre la responsabilité de la compagnie et celle de ses actionnaires, ce qui le met à l’abri en cas de pépins.

Pour faire lever ce voile, Mme Croteau doit convaincre le juge qu’il y a eu fraude de la part des personnes derrière la compagnie. Dans leur poursuite contre les Habitations Trigone, elle et ses voisins estiment qu’ils ont été frauduleusement induits en erreur.

Pour moi, c’est frauduleux. Moi, quand j’arrive là, je fais affaire avec Trigone, et un coup que j’ai signé, et là eux, ils prétendent que ce n’est pas Trigone, c’est là que c’est frauduleux.

En défense, Trigone affirme qu’il n’a pas utilisé sa personnalité distincte pour masquer la fraude. Et que la crainte d’une éventuelle insolvabilité future de la compagnie à numéro ne justifie pas la levée du voile corporatif.

Lorsqu’une entreprise procède de cette manière, c’est-à-dire, promouvoir le nom d’une marque de commerce tout en créant une compagnie distincte de la maison-mère, est-ce de la tromperie? Voici la réponse de Me Champagne.

À certains égards et dans certains cas, oui. D’ailleurs, il y a des causes pendantes présentement au Québec devant les tribunaux à cet effet là qu’il y a eu tromperie et qu’en conséquence, le voile doit être levé. C’est que eux se sont servis de leur réputation pour finalement amener les acheteurs à un certain degré de sécurité qui a fait qu’ils ont acheté croyant faire affaire avec eux.

Les deux fondateurs des Habitations Trigone, Patrice St-Pierre et Serge Rouillard

Photo : Radio-Canada

M. St-Pierre nie qu’il s’agisse d’une tromperie.

Pas du tout. Je vous l’ai dit que c’était une marque de commerce! Savez-vous, je fais même faire des t-shirts, des casquettes, on est extrêmement fiers de le porter, je suis le premier à porter des chemises avec l’emblématique Habitations Trigone partout.

Partout, sauf sur le contrat, lui avons-nous précisé.

Un phénomène grandissant

La multiplication des compagnies à numéro n’est pas unique à Trigone. Elle est répandue dans l’industrie de la construction.

On est les champions de la Québec inc. au Québec. La compagnie numérique, on connaît ça. Il y a hélas! beaucoup de projets qui sont incorporés, c’est-à-dire que l’entrepreneur va incorporer une compagnie par projet.

La ministre des Affaires municipales et de l’Habitation, Andrée Laforest, veut en avoir le cœur net. Interpellée par La facture, elle a mandaté la Régie du bâtiment de lui brosser un portrait complet.

Notre gouvernement est préoccupé par le phénomène des coquilles vides dont vous nous avez notamment fait part, nous a écrit son attachée de presse, Bénédicte Trottier-Lavoie.

Au terme de son analyse, la RBQ nous fera part de ses recommandations à ce propos. Soyez rassurés, s’il faut agir, nous agirons.

L’une des solutions que préconise Me Champagne, c’est d’obliger les entrepreneurs à déposer une caution correspondant à 10 % de la valeur du contrat.

Cette caution servirait à éponger, du moins en partie, les coûts reliés à une réclamation, une fois le contrat terminé et passé la date d’échéance de la garantie pour maison neuve.

Je pense qu’un cautionnement limité mais substantiel aiderait à responsabiliser les gens dans le domaine de la construction, explique l’avocat. Le seul fait de savoir qu’on va être tenu responsable et qu’on ne pourra pas se défiler va faire en sorte que l’entrepreneur va regarder avant de fermer ses murs, puis il va regarder avant de finir sa fondation.


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