La difficile négociation des titres ancestraux au cœur du conflit Wet’suwet’en
Écrit par Radio Centre-Ville sur 4 mars 2020
La crise pan-canadienne née de l’opposition de chefs héréditaires wet’suwet’en au projet de gazoduc Coastal GasLink, en Colombie-Britannique, a abouti à un projet d’accord avec le gouvernement. Si on n’en connaît pas encore les détails, on sait du moins qu’il porte sur le fond de la question : celle de leurs droits et de leurs titres ancestraux.
Car le nœud du problème, c’est justement le fait que ce gazoduc passerait à travers des terres dites non cédées faisant l’objet de revendications territoriales.
La crise actuelle va bien au-delà de l’opposition ou non à un projet de gazoduc, insiste Éric Cardinal, chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Le cœur, c’est la reconnaissance du titre ancestral des Wet’suwet’en.
Car, contrairement à l’Ontario et aux Prairies, aucun traité historique
n’a été conclu entre la Couronne britannique et les nations autochtones de la Colombie-Britannique et du Québec.
La nation Wet’suwet’en est donc susceptible de détenir un titre ancestral et des droits ancestraux sur son territoire traditionnel, titre qu’elle doit faire reconnaître soit en négociant un traité moderne avec le gouvernement provincial soit en saisissant les tribunaux.
Le territoire traditionnel de la nation wet’suwet’en en Colombie-Britannique.
Photo : Radio-Canada
Les chefs héréditaires wet’suwet’en sont les garants de ces droits ancestraux et donc les interlocuteurs légitimes avec lesquels doivent négocier les différents paliers de gouvernement et les entreprises privées voulant développer des projets sur leur territoire non cédé.
La nation Wet’suwet’en compte 13 maisons traditionnelles représentées par des chefs dits traditionnels. Depuis 2010, 12 des 13 chefs de maisons sont réunis sous le Bureau des Wet’suwet’en (Office of the Wet’suwet’en). La maison Dark House a décidé de représenter indépendamment ses membres.
Ces chefs héréditaires tirent leur autorité des formes traditionnelles de gouvernance qui ont historiquement été écrasées par l’État canadien.
Il faut se souvenir qu’à l’époque, on faisait carrément brûler les vêtements des chefs héréditaires traditionnels
, rappelle Jean Leclair, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Les cérémonies traditionnelles étaient également interdites par la Loi sur les Indiens.
Avec la Loi sur les Indiens, adoptée en 1876, des conseils de bande élus deviennent les figures reconnues par l’État canadien pour administrer les réserves.
Les chefs héréditaires, dont les structures ont survécu jusqu’à aujourd’hui, revendiquent pour leur part l’autorité sur les territoires non cédés qui peuvent ou non inclure les terres des réserves.
Négociations ou tribunaux
La reconnaissance des titres et droits ancestraux par l’entremise de négociations est, par exemple, la voie qui a été empruntée par les Cris lors de la négociation de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975.
Or, il s’agit d’un processus qui peut être excessivement long : certaines nations autochtones sont en négociation décennies. Au Québec, les Atikamekw négocient avec le gouvernement depuis près de 45 ans
, rappelle Éric Cardinal.
Dans le cas précis des Wet’suwet’en, la Commission des traités de la Colombie-Britannique précise que certains chefs héréditaires sont en processus de négociation avec la province depuis 1994.
L’autre voie qui peut être empruntée par une nation autochtone est celle des tribunaux.
Au fil des ans, plusieurs arrêts de la Cour suprême sont venus justement baliser cette option de reconnaissance.
Le plus connu de ces arrêts est celui de 1997 concernant l’affaire Delgamuukw – qui concernait justement des chefs héréditaires wet’suwet’en. Sans accorder officiellement de titre ou de droits ancestraux aux Wet’suwet’en, la Cour suprême a déterminé trois critères selon lesquels une nation pouvait démontrer qu’elle détenait des droits sur un territoire non cédé.
Une nation doit d’abord démontrer qu’elle occupait ce territoire avant la proclamation de la souveraineté britannique. Cette occupation du territoire doit ensuite être continue jusqu’à aujourd’hui, et ce, de manière exclusive.
En 2014, la Cour suprême y va encore d’une décision dite historique avec le cas de la nation Tsilhqot’in, aussi en Colombie-Britannique.
Le plus haut tribunal du pays reconnaît alors pour la première fois un titre autochtone ancestral sur un territoire.
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, note Éric Cardinal.
Consulter… mais qui?
La voie judiciaire n’est pas sans embûches et compte son lot de limites, selon les experts interrogés. Au-delà de la difficulté à démontrer l’occupation ancestrale et continue du territoire en question, l’aventure juridique est excessivement longue. Dans le cas de la nation Tsilhqot’in, le jugement de première instance comptait 486 pages et 339 jours ont été nécessaires pour en arriver à ce dénouement.
C’est sans compter que même si une nation obtient un titre ancestral par les tribunaux, celui-ci peut quand même être soumis aux volontés de gouvernements provinciaux ou d’Ottawa qui pourraient mener des projets sur le territoire sans le consentement des Autochtones.
Le fardeau revient toutefois aux gouvernements de justifier l’atteinte au titre
, nuance Éric Cardinal. La justification va être beaucoup plus difficile à obtenir que lorsqu’on est sur un territoire qui n’est que revendiqué.
De plus, une nation autochtone qui finirait par se faire reconnaître un titre ancestral n’obtiendrait jamais de droit de veto sur les projets énergétiques qui doivent passer sur son territoire. Au mieux, un devoir de consultation doit être respecté par les parties concernées.
Ce devoir de consultation est même obligatoire pendant les négociations pour la reconnaissance du titre ancestral depuis 2004, rappelle Maxime St-Hilaire, professeur agrégé à la Faculté de Droit de l’Université de Sherbrooke, comme la Cour suprême l’a décidé dans l’arrêt Nation haïda.
C’est là où le cas de la nation Wet’suwet’en sert d’exemple puisque les tribunaux n’ont jamais clairement déterminé qui devait être consulté dans le cadre de ce devoir de consultation.
Dans le conflit actuel, les chefs héréditaires et leurs supporteurs invoquent parfois l’arrêt Delgamuukw de 1997 qui, à leur avis, leur confèrent la légitimité d’être ces interlocuteurs.
Les chefs héréditaires wet’suwet’en Rob Alfred, John Ridsdale, Antoinette Austin lors d’une marche contre le projet GasLink.
Photo : La Presse canadienne / Jason Franson
Or, la décision n’a jamais été aussi claire à ce sujet, selon Nicolas Houde, professeur au département de Science politique de l’UQAM.
C’est plus une interprétation de l’arrêt Delgamuukw
, note-t-il.
Une autre interprétation, toujours selon M. Houde, serait de dire que les droits ancestraux autochtones sont des droits collectifs et que les conseils de bande demeurent les représentants officiels de tous les membres de la nation.
Ça, c’est plus l’interprétation du gouvernement fédéral
, ajoute Nicolas Houde.
Selon Éric Cardinal, l’autorité des chefs héréditaires serait au contraire directement reconnue par l’arrêt Delgamuukw, puisque la Cour suprême y a admis les preuves issues de la tradition orale lors de son jugement.
C’était une reconnaissance des normes ancestrales et du fait de ceux qui possèdent ce savoir traditionnel
, note-t-il.
C’est assez direct parce que si on veut réconcilier la souveraineté préexistante, on reconnaît qu’il y avait une souveraineté préexistante et c’est sûr que ce n’était pas celle en vertu de la Loi sur les Indiens.
De son côté, Maxime St-Hilaire y va d’une analyse plus nuancée.
C’est sûr que Delgamuukw ne dit pas ça clairement
, estime-t-il. C’est sûr qu’il peut y avoir un mode de gouvernance en marge de la Loi sur les Indiens qui puisse mettre en œuvre les droits ancestraux. Mais il y a zéro réception intégrale des ordres juridiques autochtones.
De toute façon, dans ce cas-ci c’est un peu hors sujet, car le gouvernement a accepté de négocier la revendication de droits ancestraux avec des chefs héréditaires.
Devant la complexité et les limites de la voie judiciaire, tous s’entendent pour dire que la solution passe inévitablement par la négociation entre les différentes parties.
Il y a beaucoup de lacunes, il y a beaucoup de zones d’ombre et beaucoup d’insécurités juridiques et il y en a qui exploitent un peu ces flous et ça donne la situation dans laquelle nous sommes
, se désole M. St-Hilaire.
On ne s’en sort pas [de la négociation] et c’est pour ça que l’on a des blocus
, estime pour sa part Éric Cardinal. Car si on ne change pas le cadre actuel des négociations, on va en avoir d’autres, des crises comme celle-là. On le voit, c’est un processus qui est inefficace.